Interview de Vanessa Perrée, directrice de l’AGRASC - “tous les dossiers devraient être traités avec une approche patrimoniale”

Vanessa Perrée est directrice générale de l’AGRASC depuis le 1er janvier 2024. Elle est diplômée de l’École Nationale de la Magistrature et de l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice. Avant de rejoindre l’AGRASC, elle a notamment été procureure de la République adjointe au Parquet de Paris, en charge des sections grandes criminalité organisée, financière et cybercriminalité.

 

Pouvez-vous présenter, dans les grandes lignes, l’AGRASC ?

Vanessa Perrée: L’AGRASC est l’agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués. C’est un établissement public, créé par une loi en 2010 et en place depuis 2011. L’agence est sous la double tutelle du ministère de la justice et du ministère des comptes publics.

Sa mission première est d’exécuter les peines de confiscation. Avant la création de l’AGRASC, c’était aux tribunaux de saisir, de confisquer et surtout de gérer les biens saisis, en plus de leurs autres missions. Il a donc été décidé de créer une agence pour avoir une gestion interministérielle de ces biens, pour gagner en efficacité. Le produit des biens confisqués vendus est mis au budget général de l’État.

Au fur et à mesure de sa montée en puissance, l’AGRASC s’est vue dotée par le législateur de missions nouvelles, notamment celle de procéder aux affectations. L’affectation consiste à mettre à disposition certains biens saisis jugés utiles, plutôt que de systématiquement vendre. Ces biens peuvent être affectés aux services qui aident à lutter contre la délinquance : policiers et gendarmes, services de justice, etc. Il nous a également été confié la mission de gérer les biens mal acquis, soit les biens détournés par des dirigeants étrangers. Nous devons gérer ces biens et, à terme, les restituer aux populations spoliées par le biais de l’aide française au développement et le ministère des affaires étrangères. Depuis 2021 enfin, nous avons la possibilité d’affecter des biens immobiliers confisqués à des associations. C’est un mécanisme inspiré du régime Italien, très en avance sur ce type de démarche à la suite de ses combats contre les mafias.

 

Concrètement, dans quel contexte intervient l’AGRASC ? Comment fonctionnent la saisie, la confiscation et la gestion des biens confisqués ?

Lorsque les policiers et enquêteurs procèdent à une perquisition et identifient des biens suspects de forte valeur, ils peuvent procéder à une saisie. La saisie n’est pas définitive : elle peut être confirmée pas une confiscation, qui est alors prononcée par les tribunaux et les cours d’appel. L’AGRASC intervient à plusieurs étapes de la procédure : lors de la saisie, nous pouvons assister les enquêteurs et les magistrats, sur des aspects techniques et opérationnels. Lorsque la décision de confiscation est rendue, c’est l’AGRASC qui est chargée de son exécution, c’est-à-dire la mise en vente ou l’affectation des biens. À titre d’illustration, il nous faut environ trois mois pour vendre une voiture, mais ça peut être beaucoup plus long pour un immeuble. Dans l’attente, nous devons gérer les biens : pour un immeuble ; c’est donc nous qui réglons les charges de copropriété, effectuons les éventuels travaux, etc.

Il faut noter que nous pouvons vendre un bien saisi avant jugement : si celui-ci n’est finalement pas confisqué, le produit de la vente sera rendu au propriétaire. Cela peut paraître un peu raide, mais une vente rapide permet de mieux valoriser un bien saisi - une voiture qui ne roule pas ou un sac de luxe qui traîne dans un scellé de tribunal judiciaire, c’est un bien qui peut se déprécier. Entre la saisie et la confiscation, il peut se passer trois ou quatre ans.

L’agence ne gère que les biens saisis à la suite de procédures pénales – nous ne sommes donc pas concernés par les biens saisis dans le cadre de procédures administratives, tel que les mesures de gel des avoirs. Ces dernières sont issues d’arrêtés et non de décisions judiciaires.

 

Comment l’agence a-t-elle évoluée depuis sa création ? Quels sont ses effectifs et quel est le profil de ses agents ?

Avec ses nouvelles missions, l’AGRASC s’est fortement développée : on est passé de dix personnes en 2011 à 86 aujourd’hui. L’agence s’appuie sur un personnel très varié : nous avons des magistrats, des directeurs de greffe, des greffiers, des policiers, des gendarmes, des douaniers, du personnel issu de la DGFIP. Le siège de l’AGRASC est à Paris, mais l’agence dispose depuis 2021 de huit antennes régionales, dans plusieurs grandes villes métropolitaines et à Fort-de-France. Ces antennes correspondent aux JIRS (juridictions interrégionales spécialisées), qui traitent de la grande délinquance financière et du crime organisé.

 

Quel bilan peut-on tirer après plus de 10 ans d’activité ? L’AGRASC a-t-elle répondu aux objectifs qui étaient fixés à sa création ?

Le nombre de saisies et de confiscations prononcées a largement augmenté. Mais nous restons dépendants des décisions de saisie et de confiscation prononcées par les enquêteurs et les tribunaux. Nous avons donc un rôle important de formation et d’assistance.

En 2023, il y a eu 1,4 milliards d’euros de saisies sur le territoire national et 175 millions de confiscation. Cela se ventile de la manière suivante : sur les 175 millions d’euros confisqués, 110 sont allés au budget général de l’État et 50 ont été attribués à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA). Une partie a également été affectée à un fond de lutte contre le proxénétisme, et le reste a été réparti parmi les ministères partenaires de l’AGRASC. C’est donc une réussite dans les chiffres. Au 31 août 2024, nous sommes déjà à plus de 600 millions d’euros saisis et 155 millions confisqués. Nous ne devrions donc pas avoir de mal à poursuivre la hausse de ces dernières années. 

 

Quelles sont les principales saisies ? La nature de ces biens a-t-elle évolué depuis la création de l’agence ?

Tous les biens peuvent être saisis. Il y a d’abord les saisies à valeur probatoire, que nous n’avons pas vocation à gérer. C’est par exemple l’arme du crime, l’appartement dans lequel il y a eu un règlement de compte, etc. Tout cela est préservé jusqu’au procès. Ce que nous gérons et ce qu’il est pertinent de confisquer : c’est tout ce qui peut être valorisable. C’est d’abord le produit du crime, mais c’est aussi parfois une voiture en très mauvais état car confisquée à un délinquant routier. La loi requiert la saisie des immeubles utilisés par les marchands de sommeil, ce qui peut impliquer des biens insalubres. Mais nous ciblons surtout les biens les plus valorisables : montres de luxe, bijoux, véhicules, biens immobiliers.

Il y a bien sûr l’argent directement saisi : les espèces, les sommes saisies sur les comptes en banque, etc. Ces dernières années, nous saisissons de plus en plus de cryptoactifs. – on en gère actuellement pour environ 90 millions d’euros. Cela a nécessité une montée en compétence à notre niveau, mais ceux qui sont les plus concernés demeurent les policiers : c’est eux qui doivent détecter les wallet, identifier les comptes, etc.

Depuis quelques années, nous pouvons donner certains biens à des associations. Nous cherchons donc des biens utiles, comme de l’équipement, du matériel, des locaux.

 

Pour valoriser les biens que vous avez saisis, vous organisez également des ventes ?

On développe en effet les ventes. Pour les particuliers, nous organisons des ventes exceptionnelles, autour d’une thématique : nous avons par exemple récemment procédé à une vente à Bordeaux autour du vin. Cela permet de valoriser le travail des enquêteurs, des magistrats et de l’agence. Une vente exceptionnelle génère environ un million d’euros et on essaye d’en organiser trois ou quatre dans l’année. Par rapport aux 175 millions d’euros confisqués annuellement, cela reste donc marginal.

À côté de ces ventes exceptionnelles, on organise beaucoup de petites ventes, plus directes, pour être au plus rapide après la décision pénale. Une voiture en gardiennage, c’est environ 1400 euros par an pour la juridiction. Si l’on vend rapidement, c’est donc un coût économisé.

 

Dans quel cadre procédez-vous à des affectations ?

L’objectif de l’AGRASC n’est plus seulement d’abonder le budget de l’État. L’affectation a plusieurs dimensions : on peut affecter des biens aux services de lutte contre la criminalité, ce qui permet de faire des économies – ce qui est affecté n’est pas acheté. Cela concerne du matériel et des véhicules. L’année dernière, il y a eu environ 3000 affectations aux services de justice, de police et de gendarmerie.

Il y a également une dimension sociale : nous pouvons désormais affecter des biens immobiliers à des associations, ce qui peut être très utile, notamment pour l’accueil de personnes vulnérables. Ce côté social est très intéressant et doit encore être développé. Cela donne du sens à nos missions. Depuis 2021, nous avons affecté six biens immobiliers à des associations. Six autres affectations sont en cours.

Depuis la loi Warsmann de juin 2024, nos pouvoirs ont été étendus. Nous allons pouvoir procéder à des affectations au service de l’administration pénitentiaire, aux fédérations sportives, aux fondations d’utilité publique, aux collectivités territoriales. Les bénéficiaires des affectations seront donc plus nombreux.

J’ajouterai qu’en complément des affectations, nous pouvons indemniser les victimes sur l’assiette des biens saisis et confisqués, pour assurer le versement des dommages et intérêts prononcés par la justice. Nous avons indemnisé des victimes pour 97 millions d’euros l’année dernière.

 

Dans quelle mesure la saisie, la confiscation, le recouvrement jouent-ils, selon vous, un rôle dans la lutte contre la criminalité financière et le blanchiment ?

C’est indispensable. Je pense qu’il faudrait que tous les dossiers soient traités avec une approche patrimoniale. Lorsqu’on démantèle une filière de trafic de stupéfiants, on identifie les circuits, les différents acteurs, les moyens logistiques. Mais l’enquête doit aussi identifier les biens acquis par le grand délinquant avec l’argent du crime. Dans ses actions de sensibilisation des juridictions, l’AGRASC souligne l’importance de cette approche, mais c’est aux enquêteurs de l’appliquer.

Il faut bien comprendre que la peine de confiscation est une peine complémentaire, qui vient s’ajouter à une peine de prison par exemple. C’est une peine très efficace, avec, je crois, une capacité dissuasive forte.

 

La criminalité financière adopte de plus en plus une dimension internationale. L’AGRASC coopère-t-elle avec d’autres juridictions ?

Nous saisissons de plus en plus à l’étranger. Lorsqu’une procédure a lieu en France et qu’un bien est identifié à l’étranger, nous pouvons saisir avec l’aide d’autres juridictions. La loi prévoit que dans ces situations, le produit de la vente est partagé entre les deux états qui ont participé à l’enquête.

Nous avons par ailleurs beaucoup de prises de contact avec nos partenaires étrangers, notamment européens. L’AGRASC préside cette année le réseau CARIN (Camden Asset Recovery Inter agency Network), qui vise à favoriser la prise de contact et les échanges autour du droit des saisies et confiscations et favorise les demandes d’entraide.

 

Les conclusions de la commission sénatoriale d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France suggèrent de saisir davantage les biens des narcotrafiquants. Le rapport indique qu’environ 30% des saisies se traduisent effectivement par des confiscations. Comment améliorer ce taux ?

Le delta entre saisie et confiscation s’explique d’abord par une question de délai : les confiscations peuvent concerner des biens saisis plusieurs années auparavant. Les confiscations d’une année correspondent donc à des saisies antérieures. Comme les saisies augmentent, les confiscations suivront mécaniquement dans les années suivantes. Après, il faut aussi former les enquêteurs et les juges. Il faut que l’on renforce l’assistance et la formation : tous les jours à l’AGRASC, on a des magistrats qui répondent à des enquêteurs pour les assister dans la saisie, d’un point de vue concret. On se déplace de plus en plus dans les commissariats, les tribunaux, les cours d’appel pour expliquer le droit des saisies et confiscations. Nous avons constaté qu’après notre passage, le nombre de décisions en ce sens augmente. La loi de juin dernier nous a permis d’étendre encore davantage le champ des saisies, nous espérons donc que les pratiques suivront.

Propos recueillis au siège de l’AGRASC le 27 septembre 2024

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