Interview: Quentin Mugg, policier spécialisé dans la lutte contre le blanchiment

Photo QM.png

Quentin Mugg est capitaine de police et policier spécialisé dans la lutte contre le blanchiment d’argent. Il a travaillé pendant dix ans à l’Office Central pour la Répression de la Grande Délinquance Financière (OCRGDF), et dirige aujourd’hui le groupe de coordination antridrogue à Europol. En janvier 2021, il a publié Argent sale: la traque, qui raconte les enquêtes qu’il a menées au sein de l’OCRGDF.

Vous citez dans votre ouvrage le quartier de la Défense pour souligner l'implication des banques dans les mécanismes du blanchiment. Vous surnommez même, humoristiquement, les sièges de ces banques comme étant "le garde-manger" de l'Office. Avec le développement de la réglementation et des attentes en matière de LCB-FT à l'égard des banques, est-ce que vous avez l'impression que les établissements financiers "jouent le jeu" dans la lutte contre le blanchiment ?

Quentin Mugg: Totalement. C'est amusant d'appeler ça le « garde-manger », mais en réalité, mon expérience, c'est plutôt que le blanchiment du crime organisé ne passe pas par les banques, et que les banques étaient des partenaires de l’Office. Il y a maintes affaires qui touchent toutes sortes de banques, il y a eu des collusions, de la fraude fiscale, etc. Mais dans la lutte contre le crime organisé, dans nos juridictions, le dispositif anti-blanchiment est efficace. Il est tellement efficace que les voyous ne veulent plus passer par les banques au stade du placement initial.

Vous avez travaillé sur des enquêtes d'envergure de lutte contre le blanchiment et contre les trafiquants, comme le dossier Virus, que vous décrivez dans votre livre. Ce qui a contribué au succès de cette enquête, c'est notamment l'utilisation de techniques d'investigation policière, telles que des mise sur écoutes et des filatures. Mais est-ce que tout ce qui est produit dans les établissements financiers vous est aussi utile : les informations collectées sur les clients, la surveillance des opérations, les Déclarations de Soupçons ?

On utilise ces informations une fois qu'on a identifié quelles sont nos cibles. Dans le cas de Virus par exemple, une fois qu'on a identifié qui étaient les clients - les fraudeurs fiscaux - la législation anti-blanchiment a parfaitement fonctionné. Donc oui, ça marche.

Mais dans le cadre du crime organisé, le problème c'est que l'argent saisi grâce à la réglementation anti-blanchiment n'est déjà souvent plus celui des trafiquants. Tout concourt à la lutte anti-blanchiment. On a tendance à opposer les méthodes de blanchiment, mais en réalité c'est une combinaison de techniques : dans les pays à forte réglementation anti-blanchiment, les criminels vont passer par des circuits parallèles pour emmener l'argent dans des pays où ils vont pouvoir l’intégrer dans le système économique classique, puis le faire revenir. Quand cet argent revient, c'est très délicat pour quelqu'un qui travaille dans une banque, qui surveille des comptes, de faire le lien. Parce que ça n'est plus le même argent.

 

Vous citez également dans le livre un échange avec un responsable du ministère de l'intérieur qui vous demande "de quoi avez-vous besoin ?" [pour poursuivre votre mission]. Vous répondez simplement "de policiers supplémentaires". Qu'est-ce qui manque aujourd'hui dans le volet répressif de la lutte contre le blanchiment ? Des effectifs ? Des moyens ?

Ça reste principalement un problème d'effectif. Si on avait été plus nombreux, on aurait pu en faire plus. Mais je pense qu'en termes de formation aussi, il y a des choses à faire. Quand j'explique des mécanismes comme l'Hawala par exemple, chez les policiers mais aussi chez les magistrats, ce ne sont pas des choses qui sont toujours bien comprises dans leur dimension pratique. La lutte contre le blanchiment est perçue comme quelque chose de très compliqué, très technique, qui serait réservé à des passionnés de la comptabilité. Il n'en n'est rien. On parle de l'argent de voyous qui cherchent la brèche dans le système. La brèche peut venir du système bancaire, de la réglementation, de différentes pratiques. Les économies criminelles sont mondialisées elles aussi. Le principal besoin, c'est déplacer les fonds. Le besoin de blanchir intervient après. Ce sont des mécanismes qui ne sont pas techniques, mais qui nécessitent d'être parfaitement connus et compris pour être appréhendés.

 

Au niveau organisationnel, vous dites "c'est au niveau européen qu’il convient d'agir". J'imagine que c'est cette conviction qui vous a poussé à rejoindre Europol. Coté supervision bancaire, il est prévu de créer une autorité européenne de la LCB-FT. Pour vous, qu’est ce qui pourrait être davantage mutualisé, renforcé au niveau européen ?

Tout. Tout doit être mutualisé, et au même endroit. Les initiatives qui fonctionnent, on les connaît : des partenariats très encadrés avec les acteurs privés - les banques en premier lieu - pour les voir comme des partenaires plutôt que comme des suspects. Dépenser pour le contrôle sans être accompagné par un cadre institutionnel, c'est dommage. Etant donné l'importance des informations détenues par les banques, il faut mettre en commun. Les partenariats publics privés, ça fonctionne : on le voit dès qu'on met en commun la donnée, l'analyse stratégique, etc. A Europol, on a longtemps abrité la coordination des Financial Intelligence Units, ça fonctionne très bien. Il y a plein de choses à faire pour lutter à la fois contre le financement du terrorisme et le blanchiment d'argent.

 

La réglementation et les moyens de lutter contre le blanchiment se sont beaucoup développés ces dernières années. Selon-vous, y-a-t-il plus de blanchiment aujourd'hui que dans les années 80, 90, ou avons-nous simplement davantage les moyens de les identifier, d'où le fait qu'on en entende plus parler ?

Il y a plus de blanchiment parce que les revenus criminels augmentent. L'Europe est devenu le premier marché de la cocaïne, il y a plus de consommateurs, plus d'offre. Après, en termes de législation, ça s'est considérablement amélioré - d'ailleurs tant dans la lutte contre le blanchiment que dans la saisie des avoirs criminels. Il y a encore des progrès à faire, mais on est engagé dans la bonne direction.

 

Vous avez fait le constat - et les professionnels de la LCB-FT dans les établissements financiers le font aussi - que les criminels adaptent et modernisent systématiquement leurs pratiques de blanchiment, pour passer au travers des mailles du filet. D'après vous, est-ce qu'on a va avoir un retard perpétuel ou, au contraire, est-ce qu'on est en voie de gagner la bataille ?

On estime qu'on saisit environ 1% de l'argent du crime, et que parmi cela on en confisque la moitié. Donc on n'est pas en train de gagner la bataille. Les blanchisseurs ont un taux de réussite très important, ça ne les incite pas forcément à l'innovation. Les méthodes évoluent, on le voit avec l'utilisation des cryptomonnaies par exemple. Après, est-ce que les cryptomonnaies sont un instrument de blanchiment ? Les cryptomonnaies se normalisent, il y a de plus en plus de gens qui les utilisent, qui en détiennent. Donc tout naturellement, on en retrouve dans les dossiers de blanchiment. Mais depuis toujours on retrouve des billets de banque dans les dossiers de blanchiment, on n'en a jamais conclu que les billets étaient à bannir. Donc le problème n'est pas les cryptomonnaies. D’une manière générale les méthodes de blanchiment s’adaptent plus qu’elles ne se modernisent. Elles s’adaptent aux évolutions législatives, aux particularismes locaux, aux nouvelles opportunités, aux nouveaux usages.

 

Les cryptomonnaies sont aussi surveillées par la Police Judiciaire ? Est-ce que vous arrivez à suivre avec toutes les avancées technologiques ?

J'ai toujours été très sceptique sur les cryptomonnaies comme outil de blanchiment. En terme d'anonymat, le billet de 100€ est beaucoup plus efficace : il est plus difficile à tracer et n'est pas susceptible de perdre la moitié de sa valeur en une nuit. Pourtant, des dossiers récents démontrent l’usage croissant des crypto monnaies. Cet appétit pour les monnaies virtuelles résonne avec une adoption de masse en cours. Cela ne signifie pas que les clients des blanchisseurs professionnels en expriment le désir. Il s’agit juste d’un outil supplémentaire au service des blanchisseurs. Ceci dit, il existe dans certains pays un engouement institutionnel pour la cryptomonnaie précisément du fait qu'on est capable de la tracer. En bref, la cryptomonnaie peut être utilisée par les blanchisseurs, mais c'est comme pour n'importe quel actif. J'ai vu du blanchiment massif au moyen d'achat et de revente de voitures : vous remplacez le mot voiture par le mot bitcoin et vous arrivez au même résultat. L’idée est de transformer l’argent liquide en autre chose, de le transporter et de le revendre.

 

Vous expliquez dans le livre qu'il y a une hiérarchie implicite des services à la Direction Centrale de la Police Judiciaire, et que l'OCRGDF n'est pas nécessairement vu comme le service le plus populaire. Est-ce que vous avez le sentiment qu'avec le succès de vos enquêtes, mais aussi avec la multiplication des affaires de blanchiment et l'accroissement de la lutte, c'est un sujet qui est devenu un peu plus prestigieux ?

Non. Mais c'est normal : il y a tout un imaginaire autour de la police. Ce qui attire le jeune qui veut rentrer dans la police, ce n’est pas la police financière. Après des carrières se font et évoluent, mais la tournure d'esprit qu'il faut et le temps de formation pour la matière financière fait qu'il y a moins de candidats.

 

Vous dirigez maintenant le groupe de coordination antidrogue à Europol. Est-ce que au sein de cette équipe, vous vous intéressez aussi aux problématiques de blanchiment ? Est-ce que c'est quelque chose qui est également couvert au niveau européen ?

Cette équipe s'intéresse aussi aux problématiques de logistique, et le blanchiment fait partie de la logistique. La logistique du trafic de drogue, c'est déjà fabriquer le produit, le transporter, le distribuer, récupérer les profits, etc. Le blanchiment est un des aspects de la logistique, et au travers de cette logistique, on peut remonter les filières, identifier les clients et les commanditaires, etc. Donc oui on regarde cela avec attention.

Livre QM.jpeg

Propos recueillis le 11 mai 2021 par visioconférence.

Précédent
Précédent

Rapport annuel de l’ACPR: le point sur la LCB-FT

Suivant
Suivant

Le blog évolue et lance sa newletter mensuelle