Interview de Florian Colas, Directeur de la DNRED - “la douane a toujours été une administration majeure pour entraver le blanchiment"
Florian Colas est le Directeur de la DNRED depuis avril 2021. Inspecteur des finances, il occupait auparavant la fonction de Directeur de cabinet d’Olivier Dussopt lorsque ce dernier était ministre délégué aux comptes publics.
Pouvez-vous présenter la DNRED ?
Florian Colas : La DNRED est le service d’enquête et de renseignement de la douane française, depuis les années 1930. C’est donc un service ancien, qui a une grande histoire et qui a beaucoup évolué. C’est l’un des six services de renseignement du premier cercle, avec la DGSE, la DGSI, la DRSD, la DRM et Tracfin. C’est, avec ce dernier, l’un des deux services de renseignement de Bercy.
Notre mission est de collecter le renseignement sur les fraudes douanières et de conduire des enquêtes sur ces fraudes. Pour cela, nous nous appuyons à la fois sur les pouvoirs conférés par le Code des douanes et sur ceux confiés par le Code de la sécurité intérieure. Du fait de cette double identité – douane et communauté du renseignement – nous avons pour mission d’éclairer l’ensemble des services douaniers, mais aussi de mettre à disposition de la communauté du renseignement les moyens d’entrave de la douane.
Nos missions incluent la lutte contre les fraudes douanières – surtout celles relatives à la fiscalité douanière – les circuits de blanchiment, et plus largement toute tentative de contournement des mesures qui encadrent les flux économiques avec l’étranger. Nous couvrons également les grands circuits de la criminalité organisée, les trafics de stupéfiants, d’armes, de contrefaçon, etc. Nous travaillons à la fois dans l’univers physique – avec une collecte de renseignements orientée vers les flux économiques et de marchandises – mais aussi dans l’espace cyber, dans la mesure où une partie des fraudes et des trafics a lieu en ligne.
Quels sont les effectifs de votre Direction ?
La DNRED est composée d’environ 850 agents, répartis par moitié entre le siège et les implantations territoriales plutôt positionnées sur les façades maritimes, les zones frontalières et les grands axes de circulation intérieure. Nous comptons évidemment beaucoup de douaniers de profession, mais également des agents détachés issus d’autres administrations, notamment des finances publiques, des services de renseignement, et des contractuels.
Quel est le rôle de la DNRED en matière de lutte contre le blanchiment ?
La lutte contre le blanchiment est une mission historique des douanes. Tracfin était d’ailleurs initialement un service né en son sein, la douane étant l’administration contrôlant tous les vecteurs physiques de valeur : argent liquide, biens de luxes, marchandises précieuses, etc. Ces vecteurs de valeur sont aussi des vecteurs de blanchiment. De fait, la douane a toujours été une administration majeure pour entraver les flux de blanchiment. Cela est donc une priorité constante pour nous.
Lorsque les services de l’Etat ont cherché à muscler le dispositif français de supervision de certaines professions non financières, il était donc assez naturel d’attribuer à la douane cette mission. Outre la compétence historique que nous avons sur l’anti-blanchiment, nous incarnons aussi un véritable bras armé qui nous permet d’entraver ces grands trafics.
Aujourd’hui, notre rôle de supervision LCB-FT repose sur trois grands secteurs : les marchands d’art et d’antiquité, les commerçants de pierres et métaux précieux et les opérateurs de vente volontaire. Ce rôle de supervision est arrivé progressivement, depuis 2019. Nous sommes encore en phase de montée en puissance : les équipes que nous mobilisons à cet égard sont pionnières, nous avons des recrutements en cours et souhaitons intégrer l’ensemble de cette mission au reste de nos activités en matière financière.
Quels sont les défis et les grandes menaces identifiés par votre Direction ?
Parmi les grandes menaces sur lesquelles nous travaillons, nous pouvons déjà mentionner l’essor du e-commerce, avec un risque grandissant de minoration de valeur. Cela s’explique par la désintermédiation croissante et le transit par fret express – c’est-à-dire les millions de petits colis. Les droits de douane et la TVA sont souvent minorés impliquant des pertes de recettes majeures pour l’Union Européenne et pour l’Etat. C’est donc un grand défi pour nous, depuis plusieurs années.
Au niveau plus opérationnel, je citerai également les évolutions juridiques récentes qui nous ont permis de saisir les cryptoactifs, comme on le faisait déjà pour le cash et pour les biens de haute valeur. Notre défi désormais est que le douanier de terrain, à Roissy ou au péage, soit formé pour être capable de détecter un vecteur de cryptos. C’est un véritable défi opérationnel.
Par ailleurs, il faut plus largement que l’on parvienne à aller chercher le blanchiment sur chaque fraude : nous avons pour réflexe de nous focaliser sur la fraude, sur l’infraction, mais il y a toujours un enjeu de blanchiment derrière, que nous devons traiter. Cela nécessite une véritable coopération entre nos expertises internes. .
S’agissant de la criminalité organisée, nous travaillons à protéger nos ports et nos frontières face à une menace qui est à un niveau historique. Il y a une priorité gouvernementale forte en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants. C’est une matière qui représente environ 50% de notre activité opérationnelle. Mais d’autres trafics constituent également une menace bien réelle : je pense notamment au trafic d’armes – là aussi facilité par le e-commerce – et le trafic de tabac, qui atteint des volumes très importants.
Je citerai enfin l’enjeu du respect des sanctions à l’encontre de la Russie, qu’il s’agisse d’embargos ou de gels des avoirs. C’est une matière stratégique depuis l’invasion de la Crimée en 2014, et plus encore depuis février 2022, avec 12 paquets de sanctions successifs adoptés par l’Union Européenne. C’est donc un énorme défi opérationnel pour la DNRED.
S’agissant des sanctions justement, vous devez donc à la fois vous assurer du respect des restrictions à l’exportation, et vous assurer que vos supervisés mettent en œuvre les mesures de gel ?
C’est même plus large que cela : c’est assez méconnu mais la douane dispose d’une compétence générale pour constater les violations des sanctions. Nous sommes donc compétents pour enquêter sur toute tentative de contournement d’une mesure de gel, mais sommes aussi la seule administration compétente pour constater, notifier voire sanctionner une violation. C’est à ce titre que nous avons saisis et gelés des yachts, des aéronefs, des œuvres d’art, etc.
Le cash joue-t-il encore un rôle important dans l’activité criminelle et dans les schémas de blanchiment ?
A la DNRED, nous constatons effectivement la variété des techniques de blanchiment, qui vont des méthodes ancestrales jusqu’aux mécanismes les plus sophistiqués, avec parfois des schémas qui mélangent toutes ces techniques. Nous n’observons pas de disparition de certaines méthodes au profit d’autres. Nous constatons donc des schémas de blanchiment par tous les vecteurs de valeur : les métaux précieux, l’art, les bijoux, les flux commerciaux croisés, mais aussi donc le cash. Celui-ci est encore très présent, notamment dans le trafic de stupéfiants.
La France cherche à réduire l’usage du cash d’une manière générale – ce n’est pas forcément le cas chez tous nos partenaires étrangers. Mais l’existence de réseaux de collecteurs, le stockage de grosses sommes, les importants transferts de fonds prouvent que le sujet est toujours d’actualité. Ce qui est plutôt nouveau, c’est la manière dont les espèces se mélangent avec des opérations commerciales falsifiées, des flux en cryptoactifs, des fraudes en tout genre, de la compensation. Je crois donc qu’il ne faut pas avoir trop d’idées préconçues sur le blanchiment : les réseaux criminels utilisent tous les leviers à leur disposition pour favoriser leur business.
Nous nous sommes récemment entretenus avec le Directeur de Tracfin, avec qui nous avons échangés au sujet de la mobilisation des secteurs non-financiers, pour lesquels l’activité déclarative est parfois limitée. Comment faire pour sensibiliser davantage les professions que vous supervisez ?
Nos professions assujetties représentent potentiellement plusieurs dizaines de milliers d’opérateurs – et cela va de multinationales très connues à quelques tout petits acteurs. Il s’agit d’une population très hétérogène, répartie sur tout le territoire et qui n’est pas toujours très outillée pour mettre en œuvre ses obligations. Notre mission de supervision repose donc sur deux volets : un volet accompagnement, et un volet contrôle. Je tiens beaucoup à cette double responsabilité.
Nous avons bien sûr commencé par mettre l’accent sur l’accompagnement, parce qu’il y a un important travail de pédagogie à faire. Il s’agit d’abord de nouer un lien avec les professionnels – c’est le travail réalisé par notre équipe de supervision LCB-FT, qui a conduit à l’élaboration de documents d’analyse des risques, qui sont destinés à nos professions assujetties.
C’est parce que nous faisons ces efforts de communication que nous pouvons déployer notre bras répressif via nos opérations de contrôle. Nous sommes en train de nous développer sur ce sujet, à la fois en volume et dans les suites apportées, puisque nous avons eus nos premiers contrôles qui ont donné lieu à des sanctions adoptées par la Commission Nationale des Sanctions. Nos contrôles sont ciblés mais sont aussi faits avec un sens de la proportionnalité.
Nous sommes sur quelque chose d’encore assez récent, et sommes toujours en phase de montée en puissance, aussi bien au niveau des recrutements, qu’au niveau de la prise de conscience de nos assujettis. Après nos premières années d’activité en tant que superviseur, nous constatons d’ailleurs que les questions de nos supervisés changent : il y avait des réserves importantes au début, mais les questions sont désormais davantage opérationnelles. Les professionnels supervisés sont à présent plus à l’aise avec leurs obligations.
Enfin, pour revenir à la DNRED dans son ensemble, quels sont vos projets pour cette nouvelle année ?
Nous sommes en train de revoir en profondeur notre organisation. Cette transformation sera mise en œuvre dans le courant de l’année 2024. L’idée est que la DNRED se reconfigure en grandes thématiques, en rassemblant tous les métiers qui travaillent dessus. Nous nous appuyons sur des analystes, des opérationnels, des enquêteurs, des techniciens : toutes ces expertises coopèreront au sein d’une organisation plus transversale sur un sujet commun. Nous allons donc créer des départements thématiques, dont l’un portera sur la lutte contre le blanchiment et le trafic de biens culturels. Cela nous permettra d’être plus performants, plus efficaces et plus réactifs.
Cette réorganisation permettra par ailleurs l’intégration d’une nouvelle mission : la collecte de renseignements en matière fiscale – non plus limitée à la fiscalité douanière mais sur l’ensemble des enjeux de grandes fraudes fiscales. Nous effectuerons cette mission en prestation de service pour la Direction Générale des Finances Publiques, au sein d’un département dédié.
Mise à jour 4 avril 2024: depuis notre interview, monsieur Colas a été nommé à la Direction de la direction générale des Douanes et Droits indirects, la DGDDI.