Lutte contre la corruption: Interview d’Eric Alt, vice-président d’Anticor
Interview 5/6 - Cet échange fait partie de notre série d’interviews portant sur la lutte contre la corruption. Retrouvez toutes nos interviews dans notre dossier thématique.
Eric Alt est magistrat, Conseiller à la Cour de Cassation et vice-président de l’association Anticor. Il a précédemment travaillé à l’administration centrale du ministère de la justice et assuré la fonction de Premier vice-président adjoint au tribunal judiciaire de Paris. Il est l’auteur de plusieurs articles, notamment au sein du club de Médiapart, et de plusieurs publications, dont Résister à la corruption (Gallimard, 2022), co-écrit avec Elise Van Beneden.
Anticor est une association fondée en juin 2002 pour lutter contre la corruption et rétablir l’éthique en politique.
Cela fait maintenant 20 ans qu'Anticor existe et porte des affaires d'envergure nationale. À la lumière de tous ces combats, comment peut-on qualifier l'état du pays en matière de corruption? La France est-elle davantage corrompue aujourd'hui qu'il y a cinquante ans?
Eric Alt: L’historien Jean Garrigues montre bien que la République a toujours connu des scandales. La corruption était différente il y a cinquante ans, parce que le contexte était différent. Les années 1970 sont celles du « gaullisme immobilier ». Elles sont aussi marquées par deux assassinats liés à des affaires de corruption : ceux de Jean de Broglie et de Robert Boulin - même si cette dernière affaire n’a a jamais été judiciairement élucidée.
Aujourd’hui, le contexte a changé. La législation et les institutions ont été renforcées. Mais cela n’est pas suffisant. Selon le Centre d’études de la vie politique française (CEVIPOF), 65 % des Français pensent aujourd’hui que le personnel politique est plutôt corrompu. Les partis politiques sont les institutions qui inspirent le moins de confiance. Plus généralement, le sentiment que la décision démocratique est captée par les lobbies ou les cabinets de conseil, la porosité entre la vie politique et la vie économique, l’extension de l’opacité par le secret des affaires : tout cela explique une situation dégradée.
Ces dix dernières années, plusieurs réformes d'ampleur ont permis de renforcer l'arsenal réglementaire en matière de lutte contre la corruption. On pense notamment à la création du Parquet National Financier et à la loi Sapin 2. Quel regard portez-vous sur la détermination des gouvernements successifs à lutter contre la corruption?
Les scandales ont favorisé les réformes et notamment la création du parquet national financier (PNF). Ce parquet a diligenté de nombreuses procédures, dont certaines sont emblématiques. Il a rapporté environ 10 milliards d’euros depuis sa création. Ce sont des résultats importants, qui auraient pu être bien supérieurs si les effectifs de procureurs, de juges d’instruction et d’officiers de police judiciaire spécialisés étaient plus nombreux. En 2022, le PNF ne comprend que 18 magistrats, qui travaillent avec sept assistants spécialisés. 601 procédures étaient en cours.
Cependant, nous portons un regard très critique sur la situation. Le rapport d’information de l’Assemblée nationale sur la lutte contre la délinquance financière, déposé en 2019, parle d’une délinquance économique en croissance tendancielle et « d’une politique publique qui risque la thrombose ». De plus, le soupçon de l’intervention politique demeure, bien alimenté ces dernières années par les enquêtes administratives et disciplinaires du ministre de la justice contre des magistrats financiers. Comment ces magistrats pourraient-ils être considérés comme indépendants, s’il est facile pour le pouvoir politique de leur nuire ? Le gouvernement n’a tiré aucune conséquence de l’important rapport parlementaire sur « les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire » publié le 2 septembre 2020.
Quels sont les facteurs spécifiques contribuant à la corruption en France? On pense par exemple au poids donné aux collectivités territoriales, aux règles d'attribution des marchés publics ou à l'organisation de certains secteurs industriels...
La situation de la corruption dépend évidemment de nombreux facteurs. Deux me semblent cependant particulièrement importants.
Le premier est la faiblesse des contre pouvoirs. Sauf en période de cohabitation (et peut-être aujourd’hui, où le gouvernement doit d’appuyer sur une base minoritaire à l’Assemblée), c’est la verticale du pouvoir qui s’impose. La justice demeure faible. Les juridictions financières (Cour des comptes, chambres régionales de comptes), la Haute autorité de la transparence de la vie publique, l’Agence française anti-corruption) font un travail important, mais avec des moyens modestes. Quant au pouvoir citoyen, dont en principe tous les autres pouvoirs procèdent, il demeure essentiellement limité aux élections. La modeste expression de ce pouvoir par des associations comme Anticor agace déjà le gouvernement…
Le second facteur est la porosité entre pouvoir politique et pouvoir économique. La suppression de l’ENA, celle du corps diplomatique, les nominations à des postes importants de personnalités qui n’ont pas le profil adéquat, les allers-retour toujours plus nombreux entre privé et public : tout cela contribue à l’entre soi, à un système de caste. Cela peut dans certains cas justifier des poursuites judiciaires. La justice nous dira si Anticor a eu raison de se constituer partie civile dans le dossier de Monsieur Kohler –aujourd’hui secrétaire général de l’Elysée, dans celui de Mme Goulard et de quelques autres. Nous pensons cependant que le problème n’est pas celui de l’ENA. Il est dans l’abandon d’un système où des agents publics bien formés consacraient l’essentiel de leur carrière au bien public.
La crise du Covid a-t-elle accentué la corruption? Entre les mesures de restrictions de liberté, les décisions prises dans l'urgence ou les mécanismes de fraude aux aides exceptionnelles, la période n'a sans doute pas été propice à la transparence?
La crise du Covid a accentué les défauts du système. Des décisions importantes n’étaient pas prises en Conseil des ministres mais par le Conseil de défense. Le Parlement était réduit à une chambre d’enregistrement pour adopter des mesures dont certaines portaient une atteinte grave aux libertés individuelles. Beaucoup de lois ont été adoptées par ordonnances, sans débat. Et tout ceci a été accompli dans une désorganisation telle que des poursuites contre les ministres responsables ont été déclarées recevables par la Cour de justice de la République –l’ancienne ministre de la santé est mise en examen. On pouvait déjà observer une carence du contrôle concernant certaines subventions agricoles, le crédit impôt-recherche ou le crédit pour la compétitivité et l’emploi. Cela s’est encore vérifié dans la mise en œuvre du « quoi qu’il en coûte ».
Les acteurs financiers et les professions assujetties à la réglementation de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme consacrent de plus en plus de moyens à la surveillance des opérations, à la connaissance de la clientèle ou à l'identification des personnalités politiques. Cela contribue t'il de manière notable à la lutte contre la corruption?
La surveillance des opérations et la connaissance de la clientèle sont importantes. Cependant le manque à gagner pour l’État ne tient pas seulement à la fraude. Il résulte dans des proportions plus importantes encore de pratiques légales. Des cabinets de conseil offrent aux grandes entreprises et aux contribuables aisés une ingénierie financière adéquate. Il ne faut donc pas s’étonner que le cabinet Mac Kinsey ne paie aucun impôt en France grâce à la localisation de ses profits à l’étranger, tout en ayant le droit de postuler à des marchés publics de l’État.
Concrètement, le montant de la fraude et de l’évasion fiscale pour la France est évalué entre 80 et 100 milliards d’euros par an, selon un rapport bien documenté de Solidaires-France publiques. Plus encore, un rapport du Parlement européen a évalué le coût de la corruption dans l’Union européenne entre 180 et 904 milliards d’euros.
Diriez-vous que l'action d'une structure associative comme la vôtre, de bénévoles ou de journalistes dans la lutte contre la corruption, constitue une démarche saine d'intégration des citoyens dans une recherche de transparence ou au contraire une preuve que l'on ne peut conceptuellement pas avoir une confiance absolue en nos dirigeants et nos institutions?
L’association Anticor lutte pour l’éthique dans la vie publique, pour la transparence, contre les crimes économiques. Par sa créativité juridique, elle investit des contentieux stratégiques qui alimentent son plaidoyer politique. C’est un instrument de transformation sociale, jouant une influence sur la création des normes, construisant un nouveau récit pour un monde plus juste, luttant pour l’effectivité des droits fondamentaux. Elle joue un rôle important dans une démocratie largement perfectible. Elle regroupe nombre de citoyens mobilisés dans une grande bataille contre la culture de l’impunité, qui érode jour après jour le paysage légal et l’esprit démocratique. Elle développe une expertise pour investir des affaires nationales et internationales. Sans elle, de nombreuses affaires délicates n’auraient jamais été soumises à la justice. Les plaintes et, le cas échéant, les constitutions de partie civile agissent comme autant d’aiguillons pour des parquets inégalement disposés à traiter des affaires sensibles. Cependant, le problème n’est pas celui de la confiance dans les institutions. Les associations n’ont pas les moyens de se substituer à ces institutions, mais elles peuvent contribuer à améliorer leur réactivité sur certains dossiers.
Enfin, quelle est l'attitude de l'exécutif à l'égard de l'action d'Anticor? Vous avez rencontré des difficultés à obtenir un renouvellement d'agrément, une enquête administrative, des pressions. Où en êtes-vous aujourd'hui?
Les turbulences qui ont précédé le renouvellement de l’agrément d’Anticor en 2021 montrent que l’intervention associative en matière judiciaire ne laisse pas indifférent.
Le pouvoir était tenté de ne pas renouveler l’agrément, limité à trois ans. Cette hésitation du pouvoir a plutôt renforcé Anticor. Plus généralement, la mission « flash » de l’Assemblée nationale a proposé « d’objectiver la délivrance des agréments », compétence qui pourrait être confiée à la Haute Autorité de transparence de la vie publique. Au cours des auditions, « François Molins, Procureur général près la cour de cassation a souligné qu’il convenait d’envisager le rôle de ces associations dans une relation de complémentarité avec le parquet, et non de concurrence. Messieurs Bruno Pireyre, président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, et Christophe Soulard, [aujourd’hui Premier président de la Cour de cassation], ont confirmé l’apport incontestable de ces associations dans l’œuvre de justice ».